La double vie de Romain Gary
Ce n’est pas tant l’écrivain que la personne qui m’intéresse chez Romain Gary. Et de personne l’on pourrait presque dire qu’il y en a plusieurs. D’abord, il y a Roman, petit garçon abandonné par son père, qui suit sa mère en France et avec laquelle il lui est difficile de couper le cordon. Non seulement il est fils unique de cette femme qui ne vit que pour lui mais, en plus, celle-ci a projeté sur lui une vie toute tracée. Gary dira qu’elle vivait sa vie par procuration à travers lui. Elle le veut diplomate, il le sera, elle lui avait prédit un destin d’écrivain, il s’y est employé plutôt deux fois qu’une ! De Roman, il devient Romain dans ce pays, la France, où sa mère est persuadée que son fils pourra s’accomplir.
Gary a vécu cet amour maternel comme excessif, il écrit dans La Promesse de l’aube : « Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leurs petits. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. » Un psy ne saurait donner de meilleurs conseils à une mère ! Elle le voulait ambassadeur, écrivain et célèbre, il a tenu promesse à sa mère même si celle-ci ne le verra pas puisqu’elle mourra avant.
Du côté du père, c'est le flou, son père ne serait pas son géniteur… Etait-ce là la raison d’une personnalité double ? Dans La nuit sera calme, il explique qu’il y a en lui une personne et un personnage, que les deux « se détestent, se jouent des tours de cochon, se contredisent, se mentent l’un à l’autre, trichent l’un avec l’autre… ».
Dans le passage de Gary à Ajar, on peut y voir une façon de s’extraire d’une vie qui n’était pas la sienne. Ajar fut son expression faite à lui-même. La promesse d’être lui. Se désaliéner par la littérature, écrire pour survivre comme dirait l’autre. « C’était une nouvelle naissance. Je recommençais. Tout m’était donné encore une fois. »
Selon Gary, l’écrivain se doit d’être un « professionnel de l’imagination ». Il n'est pas question pour lui de se servir de ses images de guerre pour en faire un roman, trop respectueux, comme il se voulait, du sacrifice de ses compagnons. Ca ne l’empêche pas d’évoquer l’engagement du romancier dans Chien blanc, dénoncer s’il le faut : « Hurler, c'est-à-dire écrire. »
S’il tente d’utiliser plusieurs pseudonymes, il aura surtout plusieurs vies. Si la première lui avait été donnée, les autres auront été inventées par lui, jusqu’à la mort qu’il décidera pour mettre un terme à son destin, de son propre chef. De toute façon, pour Gary il était impossible de vieillir, il ne le voulait tout simplement pas.
Dans la lettre qui accompagne son suicide, il y écrit : « Aucun rapport avec Jean Seberg. Les fervents du cœur brisé sont priés de s’adresser ailleurs. On peut mettre cela évidemment sur le compte d’une dépression nerveuse. Mais alors il faut admettre que celle-ci dure depuis que j’ai l’âge d’homme et m’aura permis de mener à bien mon œuvre littéraire. Alors, pourquoi ? Peut-être faut-il chercher la réponse dans le titre de mon ouvrage autobiographique, La nuit sera calme, et dans les derniers mots de mon dernier roman : « Car on ne saurait mieux dire. » Je me suis enfin exprimé entièrement. »
Pour lui, ce qu’il y avait de révoltant dans la mort n’était pas la mort elle-même mais « la façon dont on vous fait mourir. »
Dans Pseudo, le mystère de sa personnalité est peut-être percé lorsqu'il lâche : « Je suis le fils de mes propres œuvres et le père des mêmes ! Je suis mon propre fils et mon propre père ! » Du père ou du fils, reste à savoir lequel a tué l’autre…
La vie de Gary est un roman dont il aura porté le scénario jusqu’au bout.