L'autre qu'on adorait
Elle est agrégée de lettres, normalienne et a fait sa thèse sur Sade. Il est plus jeune de quelques années, a lu Proust et Casanova.Ils se sont connus jeunes, à Paris. A 26 ans, elle est bardée de diplômes alors qu’il a échoué deux fois à Normale sup. Leur rencontre est directe, elle lui annonce qu’elle aime être dominée sexuellement ce qui tombe bien car lui, justement se dit sexuellement dominateur. Ils ne vont pas tout de suite au lit, ils regardent d’abord un film de Stephen Frears, Dangerous Liaisons. Leur amitié est érotique. Il est pour elle cet ‘amant imaginatif aux doigts et à la langue agiles’ et devient le lecteur du roman qu’elle a écrit pour survivre à un chagrin d’amour. Leur histoire est secrète, elle voit d’autres hommes à l’occasion. Lui aime les nymphettes ou les femmes plus âgées, jamais celles de son âge.
Puis, elle sort un livre et se marie avec le même qui lui avait causé le chagrin source de son roman. Ils resteront sans se voir pendant plus de deux ans. Elle vit aux Etats Unis. A 23 ans, lui aussi part vivre à New York mais la vie fait qu’ils se distancient, chacun menant sa barque.
Alors qu’il avait trouvé un stage à l’ambassade de France, il doit renoncer à une carrière aux services culturels à cause d’une bourde lors d’un discours de l’ONU. Congédié pour avoir coupé la parole à un ministre… et parlé au nom de la France. Peu importe, il retourne à l’université pour y préparer sa thèse sur Proust.
Quand il revient vers elle pour y chercher conseil, elle lui dit « Sois toi-même le moins possible. Ne donne ton avis sur rien. Efface les aspérités, arrondis les angles…. Il faut s’avancer masqué pour ne heurter aucune sensibilité, se fondre dans le décor comme un caméléon. » Ce à quoi il lui répond, sûr de lui : « Je sais séduire quand je veux… Fais-moi confiance. »
Pourtant brillant et alors qu’il croit pouvoir obtenir un poste de professeur à Princeton, il n’obtient, à trente trois ans, qu’un poste de lecteur dans l’Oregon.
Un jour, elle lui parle d’un livre qu’elle vient d’achever et d’un chapitre le concernant intitulé ‘L’âme sœur’. Elle veut son avis littéraire. Quand il le lit, il se prend une claque car il y revoit ses échecs. Si son amie n’est pas méchante, elle ignore la fragilité ‘le mal qu’on fait à l’autre en posant le doigt sur ses zones les plus sensibles et en appuyant dessus…’. Il lui reproche d’avoir dépeint de lui une caricature et lui assène que son texte manque de souffle, d’ampleur… que c’est complètement plat. A quoi elle répond qu’il est trop concerné pour être objectif. Quand il ajoute ‘Tu sais, Catherine, les gens ont quand même une vie intérieure’, elle rougit.
Elle retravaille le livre grâce à ses commentaires quand lui ne parvient pas à trouver le temps d’écrire celui qui lui ouvrirait les portes de l’université. En poste à Richmond où a lieu le plus important festival de films français du pays, il lui vient l’idée de créer une unité de cinéma. Cependant, il commence à être fatigué par ses déménagements continus et se demande si sa vie a un sens.
Après avoir enchaîné les villes universitaires et les femmes, il décide de revenir quelques mois en France pour écrire un livre à partir de sa thèse. Mais l’épuisement le gagne et il s’isole, préférant la compagnie de l’alcool et de son iPod à celle de ses amis. Même Proust dont il est spécialiste finit par le laisser indifférent. Proust dont il avait en commun d’avoir une mère qui le rêvait Grand Ecrivain. Sauf que Proust pouvait rester dans sa chambre sans avoir le souci de gagner sa vie alors qu’il lui faudrait écrire son livre pour s’en sortir. Aux Etats Unis, pas de bourse ni de poste d’enseignant sans publication. Publish or perish, telles sont les règles de fonctionnement de l’université américaine.
Sur les conseils de toutes les femmes qui l’entourent, il se résout à aller voir un psy. Le diagnostic tombe : bipolarité.
Voyages, décalage horaire et soucis d’argent. Surgit un énième épisode dépressif qui l’empêche de rentrer aux Etats Unis pour y assurer ses cours à l’université. A son retour, il découvre qu’il a été remplacé. Trop de déceptions auront eu raison de cet homme intelligent et sensible qui trébuchera sur les marches de son destin. Il se suicidera, en 2008, à l'âge de 39 ans.
Dans L’Autre qu’on adorait (Ed. Gallimard), Catherine Cusset rend hommage à celui qui fut d'abord son amant avant de devenir son ami et on se dit qu’il a fallu qu’elle aime beaucoup cet homme pour lui consacrer ce livre. On apprend que le protagoniste souffrait de bipolarité mais, sous un autre angle, on pourrait voir dans ce parcours de vie la marque d’une névrose d’échec. Il arrive qu'à vouloir trop les choses, parfois, on les rate (‘Echoues-tu quand ton désir est trop fort ?’ écrit l'auteur). Ce récit bouleversant, s'il ne livre pas d'interprétation psychologique, en tout cas, ne manque pas de souffle et pointe le fait qu'il ne suffit pas d'être intelligent pour être heureux et réussir sa vie. Parce qu'il y a tellement d'autres éléments qui façonnent une trajectoire et que la société est ponctuée de codes qu'il faut savoir lire et adopter. Parce que le monde dans lequel nous gravitons est semé d'embûches pour les plus fragiles d'entre nous. Parce que la compétition qui règne laisse tant de gens sur le bas côté, parmi lesquels souvent les meilleurs mais pas toujours les plus stratégiques.
Pour conclure on pourrait dire que Catherine Cusset est partie à la recherche de cet ami disparu. Une jolie façon de le faire revivre.