Un amour de transfert
Elisabeth Geblesco fut l'une des dernières analystes à rencontrer Jacques Lacan. Pendant son analyse de contrôle, elle avait tenu un journal (1974-1981) qui se présente sous la forme du livre 'Un amour de transfert' (Epel). C'est la découverte, après sa mort, de cinq cahiers qui en a permis sa publication. Ce qu'elle a pu écrire dans son manuscrit montre qu'elle souhaitait que son expérience puisse servir à l'histoire de la psychanalyse.
Elisabeth Geblesco n'avait parlé de ce journal ni à ses proches ni à ses élèves. Je peux en témoigner car je fus parmi ses élèves et jamais elle ne nous avait fait part d'un travail d'écriture effectué pendant son analyse de contrôle avec Lacan. Ce n'est que plus tard et par hasard que j'ai pris connaissance de ce livre. Cela fait maintenant longtemps que je l'ai lu mais j'en garde le souvenir d'un témoignage précieux pour qui s'intéresse à la psychanalyse et surtout pour qui voudrait savoir comment se déroulait les séances avec Lacan.
Une analyse de contrôle est une analyse effectuée par un psychanalyste déjà engagé dans une pratique. Elisabeth Geblesco exerçait à l'époque dans son cabinet à Monaco et enseignait à l'Université de Nice. Afin de se rendre régulièrement à Paris pour ses séances avec Lacan, elle traversait le pays en train pour discuter de ses cas cliniques avec lui.
Fille et petite-fille de diplomate, née à Bucarest d'un père roumain et d'une mère française, Elisabeth Geblesco était arrivée à Monaco avec sa mère et sa sœur au cours de la deuxième guerre mondiale. Devenue psychanalyste, elle avait créé à Nice dans les années 70, un groupe de travail autour de la pensée de Jacques Lacan. C'est suite à une conférence qu'il avait donnée à Nice (CUM) qu'elle avait enseigné "Le phénomène lacanien" dans un cours de licence de psychologie à l'Université.
E. Geblesco était une enseignante éminemment sympathique… pour ne pas dire drôle. Une personnalité singulière dans le milieu psychanalytique… comme en atteste cette réflexion :
"Sauf Lacan, je crois que je hais tous les analystes." (p. 71)
Le récit fait par Elisabeth Geblesco à propos de son contrôle avec Lacan offre une incursion dans le cabinet du psychanalyste avec vue sur des séances parfois extrêmement courtes (1mn). Ses notes ont été écrites aussitôt après ses séances dans le train entre Paris et Monaco. Comme on peut le découvrir à la lecture de ses écrits, il arrivait qu'E.G. soit épuisée et parfois même à cours d'argent ('l'argent – d'où vais-je le sortir si Dieu ne m'envoie pas de nouveaux clients ? De mes veines ?' p82).
J'avoue avoir été personnellement plus interpellée par l'aspect relationnel entre ces deux analystes que par leurs échanges intellectuels même si les deux sont évidemment intriqués.
Le journal d'Elisabeth Geblesco s'il est unique en tant que témoignage d'une relation transférentielle nécessite toutefois une connaissance du processus analytique et plus particulièrement des concepts lacaniens. On retrouve dans leurs échanges des thèmes chers à E. Geblesco comme celui du cas Schreber (cf. Freud). Il y est aussi question des Séminaires, du transfert, du Nom-du-Père...
Les deux psychanalystes se sont vus pour la dernière fois en juillet, le rendez-vous suivant devait avoir lieu en septembre. Il lui avait dit de revenir début septembre, mais elle ne pouvait pas avant la fin du mois. J. Lacan est décédé le 9 septembre 1981.
Après la lecture d''Un amour de transfert', je me souviens avoir pensé : 'Mais c'est un vrai amour qu'elle a eu pour cet homme !'. Dans ses notes, elle a d'ailleurs écrit qu'elle l'aimait. A l'annonce de la mort du psychanalyste, les mots employés expriment la manifestation de son désarroi ("… je pleure, moi qui n'ai pas pleuré quand mon père est mort."). La disparition de Lacan a sans aucun doute créé un vide énorme pour celle qui savait qu'à partir de ce moment-là, elle ne pourrait plus s'appuyer sur quelqu'un d'autre ("Tous les autres analystes sont si ternes et si ennuyeux..." (p253).
Avec Lacan, E. Geblesco avait trouvé son maître.
Pour ma part, je garde le souvenir des sourires de Mademoiselle Geblesco au volant de sa voiture lorsque nous nous croisions sur le parking de l'université. Et dans ma bibliothèque, ce livre de Freud sur lequel elle s'appuyait pour nous enseigner l'interprétation des rêves. Si je n'ai pas relu entièrement ce livre c'est que j'ai pris depuis un peu de distance avec la théorie psychanalytique, néanmoins je voulais ainsi attirer l'attention sur celle qui a eu l'audace de rendre compte d'un travail personnel fait avec Lacan et par là même lui rendre hommage.
Elisabeth Geblesco, qui écrivait avoir été élevée comme une princesse, est morte à Monaco le 26 août 2002.
CDG