Je relis...
« Je relis, lentement, lucidement, morceau par morceau, tout ce que j’ai écrit. Et je trouve que cela est nul, et que j’aurais mieux fait de ne jamais l’écrire. Les choses réalisées, que ce soient des phrases ou des empires, acquièrent, de ce seul fait, le pire côté des choses réelles, celui d’être périssables. Ce n’est pas cela, cependant, que je ressens et qui m’afflige, au cours de ces lentes heures où je me relis. Ce qui m’afflige réellement, c’est que cela ne valait pas la peine de l’écrire, et que le temps perdu à le faire, je ne l’ai gagné que dans l’illusion, maintenant évanouie, que cela en valait la peine. […] Avec quelle vigueur d’une âme fermée sur elle-même ai-je écrit page après page ces textes reclus, vivant syllabe par syllabe la magie fausse, non pas de ce que j’écrivais, mais de ce que je croyais écrire ! Sous quel charme, quel ironique enchantement me suis-je cru poète de ma prose, en ces moments ailés où je la sentais naître, plus rapide que les mouvements de ma plume, comme une revanche trompeuse sur les insultes de la vie ! Tout cela pour voir aujourd’hui, en me relisant, mes pantins crevés, perdant leur paille par les trous et se vidant sans même avoir été… » (Le livre de l'intranquillité - Fernando Pessoa)